Leon Tolstoï - Anna Karenine
(...) Seul enfin dans sa voiture fermée, il sortit la lettre de sa mère et les billet de son frère et les lut. C'était toujours la même chose. Tous, sa mère, son frère, trouvaient nécessaire de se mêler de ses affaires de coeur, ce qui excitait sa colère, sentiment qu'il éprouvait rarement. "En quoi cela les regarde-t-il? Ils devinent que ce n'est pas un jeu et que cette femme m'est plus chère que la vie. Ils ne comprennent pas et en sont dépités. Quel que soit notre sort, c'est nous qui l'avons voulu et nous ne nous plaignons de rien, se disait-il, s'unissant à Anna par ce "nous". Non, ils veulent nous apprendre à vivre, bien qu'ils n'aient aucune idée de ce qu'est le bonheur, ils ne savent pas que sans cet amour, il n'y a pour nous ni joie ni malheur ; il n'y a pas de vie." (...)
Il sentait tout ce qu'il y avait de douloureux dans sa situation et dans celle d'Anna. Il avait conscience de la difficulté dans laquelle ils se trouvaient en étant ainsi exposés aux yeux du monde. Ils leur fallait cacher cet amour, mentir, tromper ; et alors que la passion qui les unissait était suffisamment puissante pour leur faire oublier tout au monde, il leur fallait toujours se servir de ruses et songer aux autres. (...)
"Oui, jadis, elle était malheureuse mais fière et tranquille. Maintenant, elle ne peut être calme, bien qu'elle n'en laisse rien paraître. Il faut mettre une fin à cette situation", décida-t-il en lui-même. (...) "Il faut tout abandonner, fuir et cacher notre amour", se dit-il.